Le butô : danser comme un débutant

8 Dec

Grand, élancé, dessiné avec douceur et précision, son corps semble si léger et si simple à vivre. Ce corps là, Anne-Laure l’a façonné pour danser le butô. ”On construit le corps dont a besoin”, dit-elle.

Cette française de 34 ans, fraîchement installée à Bruxelles, a consacré une thèse à cette danse contemporaine japonaise. Ce dimanche elle organisait au centre “Bruxelles-Yoga-Pilates” un atelier d’initiation avec celui qui l’a formée au Japon, Kudo Taketeru. Dans la foulée, le danseur se produira lundi dans la petite salle de la Volksroom à Anderlecht pour une performance inédite.

Une heure avant donner son cours de Pilates, je retrouve Anne-Laure dans un café à côté de l’opéra de la Monnaie pour parler du corps, du Japon et de l’idiotie.

Je n’avais jamais entendu parler du butô avant et lorsque je m’y suis intéressée j’ai eu l’impression de découvrir une nouvelle dimension dans la danse. Quelle est la place du butô dans le milieu de la danse contemporaine ?

Le butô reste méconnu. Même dans le milieu de la danse persiste le cliché d’une danse lente, avec des corps poudrés en blanc et des visages grimaçants. Quand j’ai affaire à un directeur de théâtre, je ne me présente pas comme danseuse de butô car il associe tout de suite mon travail à ces images stéréotypées et généralement cela joue en ma défaveur.

Le butô est né au Japon au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Que raconte cette danse du Japon ?

Il y a une grande confusion par rapport à la réception du butô en Europe. On a longtemps cru qu’il s’agissait d’une danse post-Hiroshima, que les danseurs faisaient des grimaces et se contorsionnaient pour représenter les handicaps générés par la bombe. Peut-être qu’il y a eu une influence, mais cela n’a jamais été dit dans les discours des chorégraphes. En réalité, cette danse apparaît à la fin des années 50, après la défaite de la Seconde Guerre mondiale. L’empereur est déchu d’une partie de ses pouvoirs et les Américains occupent le territoire. Les Japonais connaissent un renversement des valeurs : ils veulent à la fois se détacher de la tradition et refusent de se voir imposer une modernité occidentale. L’enjeu devient alors d’inventer un nouveau corps.

Le butô a souvent été associé à une ”danse des ténèbres”. D’où vient cette expression?

Au lendemain de la guerre, l’état d’esprit contestataire qui règne dans les milieux artistiques va contribuer à l’émergence des ”avant-garde” dans les arts plastiques, la littérature, le théâtre, le cinéma et la danse. L’un des fondateurs du butô, Tatsumi Hijikata, a commencé à travailler sur un corps asymétrique avec des déséquilibres. Il s’est aussi interrogé sur tous les tabous de la société, la mort, la prostitution, la maladie, la transsexualité. La mort de sa soeur sera d’ailleurs une grande source d’inspiration, le faisant dire ”qu’il dansait sa soeur morte”. Hijikata aimait beaucoup jouer avec les mots c’est à lui qu’on doit l’expression ”danse des ténèbres”.

La célèbre danseuse Carlotta Ikeda, décédée fin septembre, disait du butô qu’il lui permettait de retrouver l’innocence”, partages-tu ce ressenti ?

Oui, tout-à-fait. Danser le butô, c’est redevenir débutant, être éveillé comme un enfant aux choses de la vie et les prendre avec une grande innocence, comme elles viennent. J’aime bien aussi parler d’”idiotie”, car finalement on danse avec ce qu’il y a de moins rationnel en nous. Pour danser le butô il faut parvenir à trouver un état de neutralité, de calme pour sentir ce qu’il se passe à l’intérieur du corps et autour de soi pour ensuite jouer, danser avec ce sentiment et se laisser toucher et transformer par cette émotion. Il faut se vider de toutes ses intentions pour devenir comme une sorte de vase vide. Aller en amont de sa volonté, pour laisser surgir l’instant.

Peut-on parler de travail d’improvisation ?

Pas vraiment. Le projet de la danse improvisée qui est né dans un contexte occidental n’est pas le même que celui du butô. Le butô est un engagement de vie qui opère un retournement de la vision de soi et des autres. C’est une très longue quête que je pourrais presque qualifier de spirituelle! Je préfère d’ailleurs parler de ”chercheur” en bûto. Et chaque chercheur construit le corps avec lequel il veut danser. Il y a autant de butô que de danseurs ! Certains font appel uniquement à l’improvisation et joue avec l’instant. Pour ma part, je pense qu’il est important d’affûter son instrument, d’entraîner physiquement son corps à rendre visible les sensations les plus subtiles.

Le corps d’un danseur butô est-il différent de celui d’un autre danseur ?

J’ai traversé différentes danses et le travail du butô m’a métamorphosée. J’ai beaucoup maigri. C’est une danse qui m’a asséchée et ramenée vers les os. Mais encore une fois, cela dépend du butô que tu développes. Lorsque j’ai dansé pour Carlotta Ikeda, j’ai développé la musculature des cuisses parce qu’elle travaillait très près du sol. Quand j’ai travaillé avec Richard Cayre, j’ai plutôt affiné ma musculature. Ensuite j’ai appris à travailler avec davantage de subtilité et moins avec de l’énergie brute.

A quoi faut-il s’attendre lors de la performance de Kudo Taketeru lundi à la Volksroom ?

Aucune idée ! Je ne l’ai vu qu’une fois danser et j’étais impressionnée par sa physicalité et son énergie. Comme il ne peut pas transposer son spectacle dans cette petite salle, il devra inventer et il y aura certainement des choses insolites ! Le butô ne laisse jamais indifférent. Le public peut être fasciné, touché et parfois même en colère ou surpris tant les corps apparaissent déformés, métamorphosés…

Ecoutez l’interview d’Anne-Laure Lamarque :

Kudo Taketeru, 08/12 @Volksroom, Chaussée de Mons 33B, 1070 Anderlecht

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